vendredi 25 décembre 2020

Un monde sans... Episode spécial #6


Un monde sans fin, récit d'un éternel

Je m'appelle Stan, dans le quartier, on m'appelle Stan mais pour l'ordinateur, je suis W3EX548T. Je suis né, je crois, en l'an c348, ou c338, j'ai un doute, mais ça n'a pas beaucoup d'importance, dans un endroit dont je ne me souviens pas le nom. J'ai vécu pas mal de temps là-bas, mais depuis, je n'y suis jamais retourné.

A l'époque, il fallait choisir... Être ou ne pas être... J'ai choisi d'être. C'est comme ça que je suis devenu W3EX548T. Parfois, je regrette d'avoir choisi, parfois non... Il fallait répondre à un certain nombre de critère... Taille, âge, facultés mentales, capacités physiques, esprit tourné vers l'avenir. Ceux qui avaient entre 15 et 30 ans pouvaient choisir. Ceux qui avaient entre 30 et 50 ans pouvaient choisir s'ils étaient scientifiques, médecins, artistes ou s'ils avaient des compétences spécifiques, s'ils avaient des connaissances particulières, un savoir-faire. Ces critères de sélection n'étaient pas les plus stricts, là où ça se compliquait pour beaucoup, c'était qu'il fallait impérativement avoir une excellente santé, ne pas consommer d'alcools par excès, de drogues et ne pas présenter de troubles majeurs de la personnalité. Les plus jeunes n'avaient qu'à prendre de l'âge pour choisir, les plus âgés ne pouvaient plus choisir...

Le monde se divise donc en trois sortes de gens, ceux qui ont choisi d'être, ce qui ont choisi de ne pas être et ceux qui n'ont pas eu le choix. J'ai fait parti de ceux qui ont pu choisir et j'ai choisi d'être. A l'époque, je ne savais pas ce que cela signifiait réellement... A 20 ans, est-ce qu'être éternel a une importance ? Je connais peu de gens qui ont refusé. En générale, ceux qui avaient choisi d'être et les autres ne se parlaient pas. En générale...

Je me souviens de Jue. Elle est née en c349, on a grandi ensemble, on a tout fait ensemble. Puis est arrivé ce jour de c368, j'ai choisi d'être et elle, l'année suivante, a refusé. Elle est restée Jue pour moi, pour les gens du quartier, mais pour l'ordinateur... elle n'a jamais existé. Je me souviens de cette femme parce qu'elle voulait vivre comme vivaient ceux à qui il n'était pas encore demandé de choisir. Elle s'est mariée avec un homme qui, comme elle, avait refusé. Elle a eu des enfants à qui on n’a jamais proposé d'être et qui, comme elle, sont morts. Je ne me suis jamais plus attaché à ces gens-là, c'est trop douloureux de perdre quelqu'un qu'on aime.

 Mon meilleur ami s'appelle Oli, du moins, je l'appelle Oli parce que son vrai nom est T259AF236P. Je le connais depuis des siècles et ça fait des siècles qu'il m'épate chaque jour. C'est un scientifique de génie. Un jour, il a cherché le moyen de permettre aux éternels de pouvoir avoir des enfants. Il a mis près de mille ans pour y parvenir mais il y est arrivé. C'était une nouvelle révolutionnaire pour les éternels, en effet, lorsque nous choisissons de vivre éternellement, nous renonçons à la possibilité d'avoir des enfants.

En échange de cette possibilité, nous avons l'assurance de vivre tant que nous le désirons. En fait, nous avons tout en commun avec ce que nous étions avant, nous ressemblons toujours à ce à quoi nous ressemblions lorsque nous avons choisi mais, si on y regarde de plus près, nous n'avons plus rien de commun... Nous autres, nous n'avons plus ce genre de désagrément... Nous n'avons plus ni organes, ni muscles, ni sang, ni cerveau, ni cœur... Tout ceci a été remplacée par un système cybernétique. Jue disait de nous que nous sommes des cyborgs.

En l'échange de cette possibilité, nous avons l'assurance de mourir quand nous le souhaitons. Il y a trois manipulations à faire. La première consiste à débrancher notre "pile de vie", la seconde est de confirmer notre intention d'en finir à l'ordinateur, faute de quoi un médecin est dépêché pour nous secourir et nous continuons à vivre, la seconde se passe dès que l'ordinateur a pris note de notre demande, nous sommes alors priés de nous rendre dans un centre de retraite, nous y vivons un mois, entourés de nos proches et de psychologues, notre mémoire y est analysée et, au bout d'un mois, nous prenons notre décision finale, soit nous continuons à vivre et l'histoire continue comme si rien ne s'était passé, soit nous sommes intégralement recyclés et nous disparaissons.

L'invention d'Oli a changé nos rapports avec les perpétuels. Je me souviens, ça avait du se passer en g613, ou dans cette époque là, un couple d'amis éternels voulait absolument un enfant... Pourtant, la règle était clair, les éternels n'en ont pas le droit... Ils ont enlevé les enfants d'un couple de perpétuels. Ils se sont cachés pendant des années et des années en élevant ces enfants aussi bien qu'ils le pouvaient mais la règle avait été transgressée... Cette affaire avait fait du bruit... De plus en plus d'éternels réclamaient le droit à être parent et de plus en plus d'enlèvements ont eu lieu par la suite. L'enjeu est simple à comprendre. Nous somme deux cent dix huit millions d'éternels et quatre milliards de perpétuels vivent avec nous. Le gouvernement a régulé cette population, Cette décision a été prise il y a plus de cent mille ans et cette belle planète qui est la nôtre offre assez d'espace pour que chacun vive confortablement. Les perpétuels n'ont pas le droit d'avoir plus de deux enfants et nous, nous n'avions pas le droit d'en avoir du tout jusqu'à ce qu'Oli propose une idée révolutionnaire.

J209, Oli devient ministre de la démographie. Ce jour est historique. Notre monde connaissait un phénomène étrange. Des plus en plus d'éternels se suicidaient pour une raison simple : ils ne pouvaient pas devenir parents. Oli a proposé qu'à chaque fois qu'un éternel mettait fin à ses jours, un jeune éternel verrait le jour. Cette idée a changé la vie des éternels qui pouvaient devenir parents et cette idée a changé la vie des perpétuels qui n'avaient plus à craindre que des éternels leur enlève leurs enfants. Je ne dirai pas que les perpétuels et les éternels se soient fréquentés d'avantage, nous ne vivons pas de la même manière, nous ne vivons pas au même rythme, nous ne voyons pas l'avenir avec le même point de vue, mais le climat s'est apaisé. Nous pouvions continuer à leur apporter ce dont ils ont besoin pour vivre et nous pouvons compter sur eux pour qu'ils nous apportent ce dont nous avons besoin pour vivre.

En écrivant cette lettre, j'ai un sentiment partagé. D'une part, je suis très triste et, d'autre part, je suis très heureux. Triste parce que mon père a décidé de mettre fin à ses jours et heureux parce ma femme et moi allons pouvoir devenir parents. Cela fait plus de trente mille ans que nous en rêvions. Nous ferons comme tous les parents, nous lui fêterons tous ses anniversaires. Tous les anniversaires sont importants, les dix premières années, le premier siècle, le premier millénaire. C'est important de se faire des souvenirs. Avant de mourir, mon père a dit une chose amusante : "J'ai plus de souvenirs que si j'avais vécu un million d'années et je n'ai que trois cent quarante mille ans."... Sacré farceur, l'ordinateur indique qu'il en avait six cent vingt cinq mille.

 

 Nicolas Lechner, Mars 2012

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